La mère de toutes les pandémies

Quand l’apocalypse frappe à notre porte

14/05/2020
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Illustration: Unsplash
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Apparu il y a tout juste cent jours dans une ville lointaine et méconnue, un nouveau virus a déjà fait le tour du monde, obligeant des milliards de personnes à s’enfermer chez elles. Quelque chose que l’on ne pouvait imaginer que dans une fiction post-apocalyptique… L’humanité vit une expérience inaugurale. Elle vérifie que cette théorie de la « fin de l’histoire » est une supercherie… et découvre que l’histoire est, en fait, imprévisible. Nous sommes confrontés à une situation énigmatique. Sans précédent. Personne ne sait comment interpréter et éclaircir cet étrange moment d’une telle opacité, où nos sociétés continuent de trembler sur leurs fondations comme si elles étaient secouées par un cataclysme cosmique. Et il n’y a pas de signes pour nous aider à nous orienter… Un monde s’effondre. Quand tout sera fini, la vie ne sera plus la même.

 

Il y a quelques semaines à peine, des dizaines de manifestations s’étaient répandues dans le monde entier, de Hong Kong à Santiago du Chili. Le nouveau coronavirus les a éteintes un à un au fur et à mesure qu’il se répandait, rapidement et furieusement, dans le monde entier… Aux scènes de masses festives occupant les rues ont succédé des images d’avenues vides, silencieuses et fantomatiques. Des emblèmes silencieux qui marqueront à jamais le souvenir de cet étrange moment. Nous subissons dans notre propre existence le fameux « effet papillon » : quelqu’un, à l’autre bout de la planète, mange un animal étrange, et trois mois plus tard, la moitié de l’humanité est en quarantaine… Angoissés, les citoyens se tournent vers la science et les scientifiques – comme jadis vers la religion – et implorent la découverte d’un vaccin salvateur dont le processus nécessitera de longs mois.

 

Les gens cherchent également refuge et protection dans l’État, qui, après la pandémie, pourrait revenir en force au détriment du marché. Plus la peur collective est traumatisante, plus le désir d’État, d’autorité, d’orientation, renaît. En revanche, les organisations internationales et multilatérales de toutes sortes (ONU, Croix-Rouge internationale, FMI, Banque mondiale, etc.) n’ont pas été à la hauteur de la tâche. La planète découvre, à son grand étonnement, qu’il n’y a pas de commandant à bord… Discréditée pour sa complicité avec les multinationales pharmaceutiques, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) elle-même n’a pas eu l’autorité nécessaire pour assumer, comme elle le devait, le leadership de la lutte mondiale contre ce nouveau fléau.

 

Pendant ce temps, les gouvernements assistent impuissants à la propagation de ce nouveau fléau sur tous les continents, contre lequel il n’existe aucun vaccin, aucun médicament, aucun remède, aucun traitement qui élimine le virus de l’organisme… Et cela va durer… Ce qui semblait dystopique et propre aux dictatures de la science-fiction est devenu « normal » : les gens sont mis à l’amende pour avoir quitté leur maison afin de se dégourdir les jambes ou pour avoir promené le chien. Et ils proposent que toute personne qui marche dans la rue sans téléphone soit punie de prison.

 

Le long autisme néolibéral est largement critiqué, notamment en raison de ses politiques dévastatrices de privatisation à outrance des systèmes de santé publique qui se sont avérées criminelles et qui se révèlent absurdes. Les cris d’agonie des milliers de malades qui sont morts faute de lits dans les unités de soins intensifs (USI) condamnent pour longtemps les fanatiques des privatisations, des coupes budgétaires et des politiques d’austérité.

 

On parle aujourd’hui de nationalisation, de relocalisation, de réindustrialisation, de souveraineté pharmaceutique et sanitaire. Un mot que les néolibéraux ont stigmatisé est à nouveau utilisé : la solidarité. L’économie mondiale est paralysée par la première quarantaine mondiale de l’histoire. Partout dans le monde, il y a une crise à la fois de l’offre et de la demande. Quelque 170 pays connaîtront une croissance négative en 2020. C’est une tragédie économique pire que la grande récession de 1929. Des millions d’entrepreneurs et de travailleurs se demandent s’ils vont mourir du virus ou de la faillite et du chômage. Personne ne sait qui s’occupera de la campagne, si les récoltes seront perdues, si la nourriture manquera, si nous reviendrons au rationnement… L’apocalypse frappe à notre porte.

 

La seule lueur d’espoir est qu’avec la planète en pause, l’environnement respire. L’air est plus clair, la végétation plus étendue, la vie animale plus libre. La pollution atmosphérique qui tue des millions de personnes chaque année a reculé. Soudain, débarrassée des saletés de la pollution, la nature est redevenue si belle… Comme si l’ultimatum lancé à la Terre par le coronavirus était aussi un dernier avertissement désespéré dans notre course suicidaire vers le changement climatique : « Attention ! Prochain arrêt : l’effondrement. »

 

Sur la scène géopolitique, l’apparition spectaculaire d’un virus inconnu a complètement bouleversé l’échiquier du système-monde. Sur tous les fronts de guerre – Libye, Syrie, Yémen, Afghanistan, Sahel, Gaza, etc. – les combats ont été suspendus… Le fléau a imposé de facto, avec plus d’autorité que le Conseil de sécurité lui-même, une Pax Coronavirica efficace…

 

En politique internationale, la gestion épouvantable de cette crise par le président Donald Trump porte un coup sévère au leadership mondial des États-Unis, qui n’ont pu s’aider eux-même ni personne d’autre. La Chine, en revanche, après un départ erratique dans la lutte contre le nouveau fléau, a réussi à se redresser, à envoyer de l’aide à une centaine de pays, et semble avoir surmonté le plus grand traumatisme subi par l’humanité depuis des siècles. L’avenir du nouvel ordre mondial pourrait être en jeu dès maintenant…

 

En tout état de cause, la réalité choquante est que les pouvoirs les plus puissants et les technologies les plus sophistiquées se sont révélés incapables d’arrêter la propagation du covid-19, une maladie causée par le coronavirus SARS-CoV-2, le nouveau grand tueur planétaire.

 

On ignore encore beaucoup de choses sur cet agent infectieux : on ne sait pas, par exemple, s’il va muter… Nous ne savons pas non plus pourquoi il infecte plus d’hommes que de femmes. Nous ne savons pas non plus ce qui détermine si deux personnes ayant des caractéristiques similaires – jeunes, en bonne santé, sans pathologies associées – développent des formes opposées de la maladie, l’une légère, l’autre grave ou mortelle. Ni pourquoi les enfants n’ont presque jamais de formes graves de l’infection. Ni si les malades guéris continuent à transmettre la peste, ni s’ils sont vraiment immunisés… Mais il est largement admis que ce nouveau germe a émergé de la même manière que les autres avant lui : en sautant d’un animal à l’être humain…

 

Nous savons aussi qu’à partir du moment où le coronavirus pénètre – par les yeux, le nez ou la bouche – dans le corps de sa victime, il commence déjà à se répliquer de manière exponentielle… Selon la chercheuse Isabel Sola, du Centre national de biotechnologie d’Espagne : « Une fois à l’intérieur de la première cellule humaine, chaque coronavirus génère jusqu’à 100 000 copies de lui-même en moins de 24 heures… [1] » Mais en outre, une autre caractéristique singulière et astucieuse de cet agent pathogène est que, lorsqu’il envahit un corps humain, il concentre sa première attaque, lorsqu’il est encore indétectable, dans les voies respiratoires supérieures de la personne infectée, du nez à la gorge, où il se reproduit avec une intensité frénétique. À partir de ce moment, cette personne – qui ne ressent rien – devient une puissante bombe bactériologique et commence à propager massivement – simplement en parlant ou en respirant – le virus mortel dans son environnement. Seule une minorité des personnes infectées subissent la deuxième attaque du germe, concentrée cette fois dans les poumons, provoquant des pneumonies qui peuvent être mortelles, surtout chez les personnes de plus de 65 ans atteintes de maladies chroniques.

 

Comme le nombre de personnes infectées est massif et simultané, cette minorité – qui représente 15% de l’ensemble des personnes infectées – et qui est celle qui se rendra dans les hôpitaux, peut rapidement atteindre des chiffres très élevés… Comme nous l’avons vu en Chine, en Italie, en Espagne, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, il suffit que plusieurs milliers de personnes se rendent aux urgences en même temps pour que l’ensemble du système de santé de n’importe quel pays, aussi développé soit-il, s’effondre. Presque partout, les autorités ont avoué qu’elles n’avaient pas prévu une telle avalanche de malades, « un tsunami continu de patients dans un état grave… [2] »

 

Suite à l’avalanche de critiques de ce qui a été perçu comme une « mauvaise gestion » de la pandémie, certains dirigeants ont fait valoir que la rapidité de l’attaque de la pandémie les avait pris par surprise… Donald Trump, par exemple, n’a pas hésité à dire que « personne ne savait qu’il y aurait une pandémie ou une épidémie de cette ampleur », et que c’était un « problème imprévisible », « quelque chose que personne n’attendait », « qui venait de nulle part »… [3]

 

Beaucoup de choses peuvent être dites pour expliquer le manque de préparation des autorités face à ce fléau brutal, mais l’argument de la surprise n’est pas acceptable. Parce que des dizaines de prospectivistes et plusieurs rapports récents avaient émis des avertissements très sérieux sur l’imminence del’émergence d’un nouveau virus qui pourrait être à l’origine de quelque chose comme la mère de toutes les épidémies. Il aurait suffi que M. Trump et d’autres dirigeants mondiaux entendent les avertissements répétés de l’OMS elle-même. En particulier, le cri d’alarme que cette organisation a lancé en septembre 2019, la veille de la première attaque du coronavirus à Wuhan : « Nous sommes confrontés à la menace très réelle d’une pandémie fulgurante, extrêmement meurtrière, causée par un agent pathogène respiratoire qui pourrait tuer 50 à 80 millions de personnes et anéantir près de 5% de l’économie mondiale. Une pandémie mondiale de cette ampleur serait une catastrophe et déclencherait un chaos, une instabilité et une insécurité généralisés. Le monde n’est pas préparé. [4] » En d’autres termes, cette pandémie est la catastrophe la plus prévisible de l’histoire des États-Unis. Bien plus que Pearl Harbor, l’assassinat de Kennedy ou le 11 septembre. On le savait… Ils savaient… Le désastre aurait pu être évité…

 

De nombreux pays utilisent les nouvelles technologies de cybersurveillance pour lutter contre le covid-19. Il s’agit de la première maladie mondiale à être combattue par des moyens numériques. Et cela conduit à un débat sur les risques pour la vie privée des individus. Il ne fait aucun doute que le suivi des téléphones portables, même pour une bonne cause, ouvre la porte à la possibilité d’une surveillance numérique de masse. D’autant plus que les applications qui identifient où vous êtes à un moment donné peuvent tout dire à l’État… Et les mesures « exceptionnelles » prises par les autorités publiques pourraient être maintenues à l’avenir, notamment celles relatives à la cybersurveillance et au biocontrôle. L’État voudra également avoir accès aux dossiers médicaux des citoyens et à d’autres informations jusqu’ici protégées. Les gouvernements – même les plus démocratiques – pourraient devenir les Big Brother d’aujourd’hui, n’hésitant pas à enfreindre leurs propres lois pour mieux nous surveiller [5]. Google, Facebook et Apple pourraient également en profiter pour nous faire renoncer à certains de nos secrets. Après tout, ils peuvent nous dire que, pendant la pandémie, vous avez accepté que d’autres libertés soient restreintes…

 

Il ne fait aucun doute que la géolocalisation et le traçage de la téléphonie mobile, ajoutés à l’utilisation d’algorithmes de prédiction, ont contribué à contrôler la contagion. Mais il est également vrai que cette profusion de technologies n’a pas suffi à combattre l’expansion du covid-19. Pas même en Corée du Sud, en Chine, à Taiwan, à Hong Kong ou à Singapour Le succès relatif de ces pays contre la pandémie s’explique surtout par l’expérience acquise dans leur longue lutte, entre 2003 et 2018, contre le SRAS et le MERS, les deux précédentes épidémies également causées par des coronavirus… Aucun de ces deux fléaux n’a atteint l’Europe ou les États-Unis. Cela explique aussi, en partie, pourquoi les gouvernements européens et américains ont réagi mal et tardivement. Face à ces deux nouveaux coronavirus, en situation d’urgence, et sans qu’aucune puissance occidentale ne vienne à leur secours, ces nations asiatiques n’ont pas perdu de temps pour expérimenter les technologies numériques. Ils ont tiré parti des dispositions de santé publique du passé que les épidémiologistes connaissaient bien : quarantaine, isolement social, zones restreintes, fermeture des frontières, barrages routiers, distances de sécurité et l’identification de la chaîne des contacts pour chaque personne infectée… Les autorités se sont fondées sur une conviction simple : si par magie tous les habitants restaient immobiles là où ils se trouvent pendant quatorze jours, à un mètre et demi de distance les uns des autres, toute la pandémie serait instantanément stoppée.

 

La spectaculaire suprématie technologique dont nous nous sommes tant vantés n’a guère contribué à contenir le premier impact de la marée pandémique. Pour trois principes très urgents – désinfecter nos mains, fabriquer des masques et arrêter la progression du virus – l’humanité a dû recourir à des produits et des techniques vieux de plusieurs siècles. Respectivement : le savon, découvert par les Romains avant notre ère ; la machine à coudre, inventée par Thomas Saint vers 1790 ; et surtout la science de l’enfermement et de l’isolement social, affinée en Europe lors des dizaines de vagues successives de peste depuis le Vème siècle…

 

Désormais, la perspective d’un désastre économique sans précédent se profile à l’horizon. Jamais auparavant l’économie de la planète entière ne s’était arrêtée brusquement. Les territoires les plus touchés sont la Chine et l’Asie de l’Est, l’Europe et les États-Unis, autrement dit le triangle central du développement mondial. Des millions d’entreprises, grandes et petites, sont en crise, fermées, au bord de la faillite. Plusieurs centaines de millions de travailleurs ont perdu leur emploi, en tout ou en partie… Comme dans de nombreuses occasions précédentes, les travailleurs les moins bien payés et les petites entreprises paieront le prix le plus élevé. Cinq cent millions de personnes pourraient être entraînées dans la pauvreté. Cette récession sera plus profonde et plus longue que celle de 1929. La pandémie produit un rejet général de l’hyper-capitalisme anarchique, qui a permis des inégalités obscènes comme le fait que 1% les plus riches du monde possèdent plus que les 99% restant.

 

Les bourses, avec des hauts et des bas, se sont effondrées : « C’est un vrai bain de sang  ! » a crié le broker d’une société de gestion de patrimoine [6]. Les prix du pétrole ont chuté dans des abîmes inconnus. Excellente nouvelle pour les pays importateurs : Chine, Japon, Allemagne, Espagne, Corée du Sud… Mais une nouvelle désastreuse pour les pays exportateurs très peuplés : Russie, Nigeria, Mexique, Venezuela… De plus, ce pétrole bon marché peut retarder la nécessaire transition écologique car il rend le prix des énergies alternatives plus élevé…

 

L’économie mondiale entre en territoire inconnu. Personne n’a une idée précise des dimensions du cataclysme. On estime que le PIB des pays développés pourrait s’effondrer de 10%… Un choc brutal. Les gouvernements des pays riches pratiquent fébrilement une sorte de « keynésianisme de guerre ». Ils doivent aider les employés, les agriculteurs, les familles, les entreprises… Afin d’éviter l’implosion du système. Et pour éviter aussi que le coronavirus ne cause plus de pauvreté que de mort… Et que cela provoque une grande explosion populaire.

 

Le déficit sera galactique. Dans le cas du Royaume-Uni, la Banque d’Angleterre résoudra le problème en fabriquant de la monnaie… Ce que ne peuvent faire ni l’Italie ni l’Espagne, les États qui auront le plus besoin de liquidités. Et qui sont déjà surendettés… Dans ces deux pays, la sortie de la zone euro sera fortement envisagée. Parce que l’Allemagne a refusé de leur permettre d’obtenir des crédits sans aucune condition (les fameux « coronabonds »)… Quand, en partie, les problèmes des systèmes de santé en Italie et en Espagne sont la conséquence directe des politiques d’austérité exigées par Berlin. Il faut rappeler que l’Europe du Sud, avant d’être l’épicentre de la pandémie actuelle, a été l’épicentre des politiques d’austérité les plus sadiques [7] après la crise financière de 2008. L’un a conduit à l’autre. L’Europe, en tant qu’union protectrice, a été incapable de répondre conjointement au drame humain et social qui balaie le Vieux Continent. Les gens – en particulier les familles et les amis des milliers de personnes qui sont mortes – n’oublieront pas.

 

Le commerce international a été ramené à son niveau d’il y a un siècle. Les prix des matières premières ont baissé. Non seulement les prix du pétrole, mais aussi ceux du cuivre, du nickel, du coton, du cacao, de l’huile de palme, etc. Pour les économies des pays exportateurs du Sud – où vivent les deux tiers des habitants de la planète – cette situation est dévastatrice. Car, outre l’effondrement des exportations, la contribution du tourisme a également cessé, et il y a eu une réduction drastique des envois de fonds des émigrants. En d’autres termes, les trois principales ressources des pays du Sud s’effondrent… Des millions de personnes qui, au cours des dernières décennies, avaient réussi à intégrer une « classe moyenne » planétaire naissante risquent aujourd’hui de retomber dans la pauvreté…

 

Dans un contexte aussi morose, il est fort probable que, lorsque la pandémie passera, plusieurs États, affaiblis, connaîtront de forts chocs sociaux… Il pourrait aussi y avoir des bains de sang… D’autre part, il est probable que nous assisterons à une ruée désespérée de la migration sauvage vers le Nord… Lesquels pays devront, à ce moment précis, faire face aux conséquences de la pire crise de leur histoire. Il va sans dire que les nouveaux migrants ne seront pas les bienvenus… L’histoire nous avertit que les catastrophes encouragent le chauvinisme et le racisme… Pour éviter de tels scénarios cauchemardesques, des voix s’élèvent pour réclamer plusieurs mesures urgentes. Parmi elles, l’annulation de la dette des pays en développement.

 

Depuis quarante ans, la mondialisation néolibérale a stimulé les échanges et développé des chaînes d’approvisionnement transnationales. La crise sanitaire a montré que les lignes d’approvisionnement logistique sont trop longues et fragiles. Et que, dans une situation d’urgence comme celle-ci, les fournisseurs à distance sont incapables de répondre à l’urgence. En raison de l’extrémisme idéologique néolibéral, le monde est allé trop loin dans la délocalisation de la production, dans la désindustrialisation et dans la doctrine du « zéro stock ». Or, dans une situation de vie ou de mort, de nombreux peuples ont découvert, à leur grand étonnement, que pour certaines fournitures indispensables – antibiotiques, tests, masques, gants, respirateurs, etc. – nous dépendons de fabricants situés aux antipodes… Et que, dans nos propres pays, très peu est fabriqué… La « guerre des masques » a laissé une très douloureuse impression d’impuissance. On a de plus en plus le sentiment qu’avec la mondialisation, de nombreux gouvernements ont abandonné des dimensions fondamentales de notre souveraineté, de notre indépendance et de notre sécurité. Dans de nombreuses capitales, le principe d’une économie basée sur les importations est remis en question. Divers secteurs industriels seront sans doute rapatriés, relocalisés. L’idée de la planification revient également. D’établir une certaine forme de socialisme. Le recours à une certaine dose de protectionnisme ne fait plus scandale. Les pressions anti-mondialisation seront très fortes.

 

Depuis 1979, la puissance qui a le plus bénéficié de la mondialisation économique est la Chine. Devenu « l’usine du monde », ce pays est désormais la seule superpuissance capable de faire contrepoids aux États-Unis sur la scène mondiale. Avec l’Union européenne, le Japon et la Corée du Sud, Pékin reste l’un des plus grands défenseurs de la mondialisation. Les autorités chinoises pensent que l’antimondialisation ne résoudra rien et que le protectionnisme est une impasse.

 

En tout cas, l’hyperglobalisation néolibérale semble sérieusement blessée et il n’est pas déraisonnable de prévoir son affaiblissement. On peut aussi remettre en question la continuité, dans sa forme ultra-libérale, du capitalisme lui-même… Et évoquer également la nécessité d’une sorte de plan Marshall mondial colossal… La tragédie actuelle doit pousser les peuples à exiger un nouvel ordre économique mondial.

 

La plupart des gouvernements ont échoué. Secoués comme jamais auparavant en temps de paix, ils n’ont pas réussi à relever le défi. Ils n’ont pas non plus assumé l’une de leurs principales responsabilités : protéger leur peuple. Lorsque le coronavirus sera vaincu, certains des responsables devront probablement répondre devant un système judiciaire au moins similaire au tribunal Russel ou au tribunal de Nuremberg… De nombreux dirigeants se sont concentrés sur les réponses locales et nationales, gérant la pandémie sans véritable coordination internationale. Les grandes puissances se sont montrées incapables de se coordonner au niveau mondial (quel désastre que le Conseil de sécurité de l’ONU !) pour constituer un front planétaire commun. Alors qu’il est évident qu’aucun pays, aussi puissant soit-il, ne peut gagner cette guerre dans une entreprise exclusivement locale. Aucune voix – pas même celle du Secrétaire général des Nations unies, ou du Pape lui-même – n’a réussi à se faire entendre au-dessus du vacarme général de peur et de colère de ce choc inouï.

 

S’il est vrai que c’est dans les mauvais moments que les grands leaders historiques émergent, cette période de pandémie a été caractérisée par l’absence de grands leaderships à la tête des principales puissances occidentales. La bagarre a particulièrement mis à l’épreuve Donald Trump qui a mérité, grâce à sa gestion délirante, la distinction de « pire président américain de tous les temps [8] ». Pour lui et quelques autres, le nouveau coronavirus a agi comme une sorte de principe de Peter, exposant son imposture et son niveau d’incompétence retentissant…

 

Le cauchemar que nous vivons a déjà changé nos sociétés. Des perturbations de toutes sortes se produisent dans de nombreux aspects de la vie sociale… Des dizaines d’États – même au sein de l’Union européenne – ont fermé sine die leurs frontières ou les ont militarisées. De nombreux pays et des centaines de villes ont introduit des couvre-feux pour la première fois en temps de paix. Des millions de personnes ont renoncé à leur liberté de mouvement. La vie démocratique a été complètement bouleversée. Des dizaines de processus électoraux ont été reportés. Les forces armées les plus puissantes n’échappent pas à la contagion. Ils replient leurs combattants, retirent leurs navires et avouent être inopérants dans cet étrange combat contre un ennemi invisible. Les grandes compagnies aériennes ont fermé leurs vols. Les grandes compétitions sportives – dont les Jeux olympiques, la Ligue des champions de l’UEFA, le Tour de France – ont été suspendues et reportées. La moitié de l’humanité porte aujourd’hui un masque de protection alors que l’autre moitié veut en porter un aussi… mais ne peut pas en trouver.

 

Comment sera la planète quand la pandémie sera terminée ? Le monde va avoir besoin de voix au charisme et à la force symbolique qui montrent un chemin collectif pour commencer une nouvelle étape, comme cela a été fait après la Seconde Guerre mondiale. L’ONU devra se réformer. Avec l’échec du leadership des États-Unis, un dangereux vide de pouvoir s’ouvre. Le jeu des trônes est dangereusement relancé. L’Union européenne s’en est également mal tirée en raison de son décevant manque de cohésion. La Chine et la Russie ont au contraire consolidé leur rôle international en apportant leur aide – comme l’a également fait Cuba – à de nombreux pays accablés par l’effondrement de leur système de santé, et même aux États-Unis ! L’influence internationale de Pékin s’est accrue.

 

La pandémie va être longue. Il est possible que le virus, après avoir muté, revienne. Peut-être l’hiver prochain… Les choses ne pourront plus continuer comme avant. Comme le dit l’un des mèmes les plus largement diffusés pendant la quarantaine : « Nous ne voulons pas revenir à la normalité, car c’est ça le problème ». La « normalité » nous a apporté la pandémie… Et la majorité de l’humanité ne veut pas continuer à vivre dans un monde si injuste, si inégal, si écocide. Serons-nous capables de profiter de ce séisme mondial pour construire enfin un monde meilleur ?

 

- Ignacio Ramonet est Président de l’association Mémoire des Luttes

 

Traduction : Farid Fernandez

 


[1]  El País, Madrid, 14 mars 2020.

[2]  El Periódico, Barcelone, 26 mars 2020.

[3]  CNN en español, Atlanta, 3 avril 2020.

[4] Gro Harlem-Brundtland et Elhadj As Sy, "Un monde en péril : Rapport annuel sur l’état de préparation mondial aux situations d’urgence sanitaire".

[5] Ignacio Ramonet, El Imperio de la Vigilancia, Clave intelectual, Madrid, 2016.

[6]  The Wall Street Journal, New York, 27 février 2020.

[7] Ignacio Ramonet, " Sadismo económico ", Le Monde diplomatique en español, Valence, juillet 2012.

[8] Max Boot, « The worst President. Ever », The Washington Post, 9 abril 2020.

 

12 mai 2020

http://www.medelu.org/Quand-l-apocalypse-frappe-a-notre-porte

 

 

https://www.alainet.org/pt/node/206550

Pandemia

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