Idéologies politiques, enjeux sociaux et campagnes électorales en Haïti

20/09/2016
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Le vacuum idéologique qui sévit dans le champ politique haïtien est souligné par plus d’un. On peut consulter les travaux des sociologues Laënnec Hurbon ∕ Alain Gilles – voir à propos le texte suivant : les partis politiques dans la construction de la démocratie en Haïti [1]. De ce fait, le politicien haïtien peut se passer aisément d’une idéologie politique, d’un parti politique, voire d’une élaboration de programme politique au moment des campagnes électorales ou une fois arrivé au pouvoir. Laënnec Hurbon avance dans son article « Le vide des idées ou l’appétit du pouvoir » (février 2016) [2] :

 

« (…..). Des politiciens passent d’un parti à un autre sans retenue, sans état d’âme et sans aucune discrimination entre les notions de droite et de gauche. »

 

Selon l’auteur, cette situation serait la cause de la faible participation électorale, car les citoyens-électeurs se trouvent dans l’impossibilité de faire un choix dans cette pléthore d’éventuels « Messie ». Cette situation de fait a accouché une justification sociale, un préjugé venant généralement des strates sociales supérieures de la structure sociale haïtienne, un corps doxique élaboré notamment par les élites politique, intellectuelle et économique du pays.

 

« Pèp ayisyen pa vote pwogram politik », voilà la phrase qui justifie le vide des idées dans l’arène politique haïtienne à un point tel que c’est devenu légitime que le candidat à un poste électif n’ait pas besoin de faire une offre politique à ses votants. On a déjà orienté l’opinion publique en ce sens, et ce, dans l’intérêt des élites haïtiennes, car la vérité du monde social selon Pierre Bourdieu [3] est un enjeu de luttes, elle n’est pas une donnée ou un enregistrement, mais le produit de luttes très inégales puisque les agents (je précise l’élite haïtienne) ont une plus grande maîtrise des instruments de production de la représentation du monde social : on peut citer à titre d’exemple les institutions qu’ils dominent à savoir les médias, l’école, l’université, les entreprises.

 

Par conséquent, ce doxa ne se discute même pas, cela va de soi et il n’y a pas de demande. La plupart des acteurs politiques semblent rester dans une position d’indifférentisme opportuniste ou font preuve d’un conformisme désabusé exploitant consciemment les potentialités inscrites dans le monde social : la crise de la citoyenneté et le déficit d’une éducation politique des citoyens en regard du contexte scolaire – Pierre Délima a soutenu cette position dans sa thèse doctorale en éducation en 2006 – sont les résultats de choix politiques catastrophiques pour le pays qu’ils ont eux-mêmes contribué à engendrer durant les trente dernières années.

 

Campagnes électorales et prise de pouvoir en Haïti

 

Forts de tout cela, les acteurs politiques haïtiens utilisent trois pouvoirs fondamentaux pour accéder au pouvoir :

 

1- Le pouvoir de la violence symbolique. C’est un pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre, c’est-à-dire proprement symbolique, à ces rapports de force [4]. Une bonne frange de la population haïtienne a intériorisé l’idée que le peuple haïtien ne vote pas les programmes politiques ou du moins ce n’est pas tant important, et ce dans un contexte électoral où l’offre politique reste très rachitique. L’homo sociologicus rationnel voterait alors le candidat selon ses intérêts (le phénomène de mille gourdes en est un exemple patent : le citoyen promet au candidat d’échanger son bulletin de vote contre un billet de mille gourdes). En outre, les citoyens n’ont aucune confiance dans les hommes politiques qu’ils soupçonnent d’être des menteurs et des égoïstes. On reconnaît facilement le profil type de « Télémaque » - Tel que raconté par Frédéric Marcelin dans son roman « Thémistocle Epaminondas Labasterre » (1901) – dans le champ politique haïtien. La méconnaissance des mécanismes qui fondent la violence symbolique est la force la plus efficace et celle-ci est opérationnalisée à travers la manipulation des potentialités inscrites dans la société haïtienne comme nous l’avons souligné dans les lignes précédentes. Toutes choses étant égales par ailleurs, l’élite politique parvient à convaincre une bonne partie de la population haïtienne que « voter un programme politique » ne vaut pas la peine. Ainsi, elle légitime le vide des idées qui grangrène le champ politique ; et du coup elle perpétue leur domination ∕ reproduction en tant que telle, car tout le monde sait que « Tout voum se do ».

 

2- Le pouvoir des invariants socio-politiques haïtiens. C’est la capacité qu’a un candidat de mobiliser l’ensemble des moyens traditionnels pour arriver au pouvoir en Haïti, du moins depuis 1987. On peut citer entre autres le support de la Communauté International (CI), le support des secteurs économiques traditionnels, la violence, la corruption, la manipulation de la machine électorale, les fraudes électorales, le peuple. En effet, la bataille électorale réelle en Haïti est souvent une lutte entre les candidats pour avoir le contrôle de ces invariants politiques. Alain Gilles a souligné que l’Etat haïtien est un Etat qui fait partie d’un système politique à légitimé multiple et changeante (mafia ∕ drogue ∕ rue ∕ loi ∕ l’International). On est loin d’un type de régime démocratique et légitimité rationnelle. En tout cas, l’Etat fragile que nous avons depuis 1987 peine encore à lutter contre ce modèle dominant dans le champ politique.

 

3- Le pouvoir du marketing politique. C’est un pouvoir qui consiste à agir en grande partie sur l’émotionnel et non sur le rationnel afin d’avoir l’adhésion du plus grand nombre de votants. D’après Philippe Villemus, le marketing politique consiste à construire son offre (programme et candidat) compte tenu de la demande (les électeurs), du jeu des autres (les candidats et partis) et des moyens dont on dispose dans un cadre idéologique choisi [5]. La conquête de l’opinion publique devient désormais un facteur-clé de l’action politique, et Haïti n’est pas en reste, la culture du détournement est déjà au rendez-vous. Le marketing politique a fait son entrée officielle en Haïti depuis les campagnes électorales présidentielles de 1950. Voyons quelques points essentiels.

 

A- L’agir téléologique des candidats exigerait de se concentrer sur des moyens plus rentables, comme le recours aux outils du marketing politique (tractage, démarchage, affichage, billboard, spot publicitaire, la distribution de T-shirts et des cartes, propagande, slogan, le parrainage des artistes, le storytelling [technique qui consiste à capter l’attention du public avec des histoires, des contes, ensuite de stimuler le désir de changement chez les électeurs, pour enfin proposer des solutions plus ou moins rationnelles. Les candidats sont affrontés sur le terrain de leurs histoires personnelles et de leur capacité à mythifier celles-ci, plutôt que dans le domaine des idées, avec la complicité bien sûr des médias. La meilleure manière d’atteindre la raison est de passer par l’émotion des citoyens-électeurs, c’est ce que disent les spin doctors. Selon Peter Geschiere , ces derniers sont comparés aux witch-doctors de la vie politique en Afrique], plus récemment le télémarketing et le web). Bref, ce sont les agirs affectuel, dramaturgique et par habitus qui dominent la communication politique au moment des campagnes électorales en Haïti.

 

B- L’opposition publicitaire ou la publicité comparative est très utilisée pendant les campagnes électorales en Haïti, du moins depuis celles de 2010. Le principe est de montrer les faiblesses du candidat d’en face ou du parti politique opposé, son caractère, sa vie privée dans le but de l’embarrasser. Les sondages d’opinions sont un thermomètre qui mesure l’opinion publique. Selon Pierre Bourdieu, l’homme politique est celui qui dit « Dieu est avec nous », l’équivalent de « Dieu est avec nous », c’est aujourd’hui « l’opinion publique est avec nous » [6]. L’opinion publique en Haïti est prise d’assaut par des sondages techniquement maladroits et pourtant politiquement correct afin d’intoxiquer l’atmosphère électorale et d’engendrer un effet de mode où les électeurs peuvent se conduire comme des moutons de panurge. Politiquement, les sondages d’opinions peuvent être des instruments de la prédiction créatrice. Les meetings politiques au moment des campagnes électorales sont souvent un espace où se déroulent shows de dj, prestations musicales et les candidats abordent peu leur programme politique pour laisser la place à la propagande, aux attaques personnelles et aux promesses mirobolantes. La campagne électorale présidentielle est essentiellement tournée vers la mise en scène des candidats afin de donner à l’électorat une certaine image de ces derniers. Bref, la société haïtienne entre dans l’ère de la démocratie d’opinons sans préalablement la mise en place des processus éducatifs, civiques, politiques et sociaux nécessaires à un usage consciencieux et réflexif.

 

Pèp ayisyen pa vote pwogram politik ?

 

Si on mise trop sur l’absence de demande de programmes politiques de la part du peuple haïtien – Ce qui est faux, selon Michel Hector, de 1843-1986 (j’ajoute jusqu’à aujourd’hui), le peuple haïtien a incessamment revendiqué trois grandes choses : démocratiser le régime politique, moderniser l’économie, socialiser l’Etat [7]. Ce qui prouve qu’il y a une demande constante de programme politique capable de satisfaire les besoins réels du peuple, bien que l’expression conjointe de ces desiderata ne soit pas explicitement formulée dans un agenda – on parle peu de l’offre politique rachitique du côté de l’élite politique.

 

A- Comment vote le peuple haïtien ?

 

Prenons le cas des élections présidentielles de 2006 et de 2010. La majorité des votants ont affirmé avoir fait le choix de la personne du « candidat » en lieu et place de la plateforme politique ou du parti politique : 48.2% pour les qualités du candidat, 32.4% pour la plateforme politique contre 19.4% en faveur du parti politique [8]. De même lors des joutes électorales de 2010, 69.3% ont affirmé n’avoir voté que pour un candidat et non pour un parti politique [9]. Bref, les données du terrain prouvent que les haïtiens votent un candidat sous l’influence des réseaux de relation entre individus, selon leurs orientations politiques et les qualités personnelles de celui-là [10].

 

B- Comment interpréter une telle situation sociale ?

 

1- La faiblesse au niveau de la structuration du champ politique haïtien : les partis politiques ne sont pas de véritables vecteurs de mobilisation, ils sont incapables de traduire les demandes externes en demandes politiques. De plus, les partis politiques se trouvent dans l’incapacité d’harmoniser le lien social. Par conséquent, le comportement électoral du peuple haïtien devient un creuset d’émotions à l’antipode de la logique ségrégative présidant le lien social dans le pays [11]. Dans la même veine, les phénomènes de désaffection politique, de la forte abstention électorale (75-80% depuis 2010), le vote blanc trouvent un terrain fertile. Tout compte fait, le champ politique haïtien est « liquide », ainsi « l’outsider en politique », véritable « casseur de jeu », se fraye constamment une voie vers le pouvoir en mettant à profit cet état de fait [12].

 

2- Le peuple haïtien vote pour la personne du « candidat » parce que c’est ce qu’on lui vend le plus. A chaque campagne électorale, on fait constamment appel à l’émotionnel comme nous l’avons montré plus haut : à campagne électorale faisant appel à l’émotion ∕ vote émotionnel. Ainsi, le vote est un « lieu de circulation des désirs » unissant les projections inconscientes des électeurs (le désir de sécurisation, d’agression et de valorisation) aux motivations et profils psychologiques des candidats [13].

 

Les élites politique et intellectuelle cherchent à éviter le défi qui leur est posé : reconstruire une véritable offre politique. Les débats politiques audio-visuels sont prequ’inexistants. On aborde peu les vrais problèmes techniques, on propose peu de solutions. L’organisation de débats contradictoires et polémiques est nécessaire, et le peuple haïtien agira peut-être en conséquence, car le propre de l’action politique consiste à se servir de la connaissance du probable pour renforcer les chances du possible.

 

…………

 

- Feland Jean est sociologue, éducateur, journaliste social

 

[1] Hurbon, Laënnec, (sous la dir.), 2014. Les partis politiques dans la construction de la démocratie en Haïti, Port-au-Prince, Média.Com.

 

[2] Hurbon, Laënnec, « Le vide des idées ou l’appétit du pouvoir » in Le National, publié le 24 février 2016.

 

[3] Bourdieu, Pierre, « Une classe d’objet » in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 17-18, 1977, p.2.

 

[4] Bourdieu, Pierre, Jean-Claude Passeron (1970). La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, éditions de Minuit, p.18.

 

[5] Villemus, Philippe, (2010). Comment la gauche peut-elle gagner la présidentielle 2012 ? Paris, Eyrolles.

 

[6] Bourdieu, Pierre, (1984). Questions de sociologie, Paris, éditions du Seuil, pp.222-235.

 

[7] Michel Hector, « Mouvements populaires et sortie de crise (XIXème-XXème siècles) », Pouvoirs de la Caraïbe [en ligne], 10 ∕ 1998, mis en ligne le 05 mai 2011.

 

[8] USAID ∕ LAPOP, (2006). Culture politique de la démocratie en Haïti, p.160.

 

[9] Hurbon, Laënnec (sous la dir.), op.cit., p.105.

 

[10] Ibidem, p.184.

 

[11] Geraldo Saint-Armand, « Partis politiques et comportement électoral des masses populaires dans les présidentielles haïtiennes de 1990 à 2011 ». In Haïti Perspectives, vol.4, no 3, Automne 2015.

 

[12] Le champ politique haïtien est « liquide ». Le concept de la « modernité liquide » est apparu sous la plume du sociologue polonais Zygmunt Bauman. Nous procédons par analogie pour faire référence à la précarisation des partis politiques haïtiens, leur aspect « liquide » qui, contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu’ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. De ce fait, la « liquidité » du champ politique ouvre la voie à quiconque veut entrer (artistes, entrepreneurs, animateurs de radio, managers de groupe musical, etc.). C’est un champ qui prend la forme du vase qui le contient, un véritable réseau social qui sert autant à déconnecter qu’à connecter. C’est le résultat d’un déficit de la division du travail au niveau du champ politique (principe de distinction, principe de proximité), de la non-professionnalisation et de l’autonomie de ce dernier. Il n’y a pas un système de bureaucratie politique de professionnels fonctionnant à plein temps, et le champ politique n’est pas doté d’institutions capables de reproduire la Noblesse d’Etat.

 

[13] Braud, Philippe, (1996). L’émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, p.17.

 

Source: AlterPresse, lundi 19 septembre 2016

http://www.alterpresse.org/spip.php?article20625#.V-F9la1FR_k

 

https://www.alainet.org/fr/articulo/180380
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