Les élections du 25 octobre et le changement en Haïti (1 de 2)

23/11/2015
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Il faut un certain recul pour répondre quelque chose d’intelligent aux amis qui me demandent de faire une analyse objective et de présenter des réflexions cohérentes sur la crise (électorale) qui secoue Haïti. La crise des élections truquées des 9 août et 25 octobre 2015 s’inscrit fondamentalement dans un refus du pouvoir d’interroger les fondements de nos comportements archaïques. Notre intervention s’inscrit dans la perspective de combattre la zombification de notre peuple, c’est-à-dire le désir inconscient d’identifier les causes de la corrosion des esprits.

 

Ce désir est manifeste dans la réponse du CEP d’Opont du 16 novembre 2015 aux huit candidats qui avaient accepté de rencontrer les bandits qui font la loi en Haïti. Les bandi légal qui possèdent les armes fann fwa des militaires de la Brigade d’Opération d’Intervention Départementale (BOID) décident de s’imposer face à ceux qui n’ont que des bulletins de vote. C’est la loi du plus fort face à la loi tout court. C’est l’état de guerre face à l’État de droit. Mais le peuple réagit par des manifestations de rues à travers le pays exprimant les mots d’Abraham Lincoln que : « Le bulletin de vote est plus fort que la cartouche » ( The ballot is stronger than the bullet ).

 

Le SACACACAS

 

Je propose d’aller au-delà des pelletées de platitude du quotidien pour éclairer le mal profond qui terrasse Haïti et dont Max Gaspard de Pitit Desalin a succombé sous la sauvagerie le 5 novembre 2015. Le cordon sanitaire des puissances racistes a joué un rôle certain dans le déclin haïtien, mais on ne saurait laisser de côté le combat que nous avons mené contre nous-mêmes et que nous continuons de mener. Un combat contre l’intelligence. Plus que jamais, Haïti est aux prises avec ce que l’écrivain Frankétienne [1] nommait en 2004 le SACACACAS (Service AntiCamoquin AntiCulturel pour les Actions Criminelles et les Affaires Secrètes). En effet, la moindre observation sérieuse révèle qu’Haïti est confrontée à un vrai sac à ordures avec toutes les aberrations de zinglins, giboziens, macoutes, zinglindos, chimè, sanmanman et autres « bandi legal » qui peuplent notre quotidien. Un sac à ordures récursif qui ne fait que s’aggraver essentiellement à cause de la boucle de rétroaction d’exclusion qu’il institue au niveau des rapports entre « la classe politique de pouvoir d’État [2] » et le reste de la population.

 

Fondamentalement, pour faire avancer le débat à l’occasion de la commémoration du 18 novembre (date anniversaire de la bataille de Vertières), il convient de mettre les points sur les i en rétablissant la vérité sur le comportement de surévaluation de soi à la racine des déviations et autres folies qui font croire et agir n’importe comment avec l’idéologie du Tout voum se do (tout se vaut). C’est en affrontant la mort que la vie a été gagnée par nos aïeux à Vertières [3] aux cris de «  Grenadiers ! A l’assaut, ça qui mouri pas z’affaire a yo, Nan point manman, Nan point papa !  » L’utopie de la surévaluation de soi a conduit tout droit à la propagation de l’ésotérisme et de l’occultisme au détriment de la raison.

 

Le refus de la vérité conduit tout droit au développement de la pensée magique pour expliquer cette fulgurante victoire de Vertières. Des charlatans et même des professeurs d’université continuent encore aujourd’hui de clamer que Dessalines et Capois-la-mort étaient chevauchés par des forces occultes, notamment Ogoun Feray. L’utopie de la magie libératrice et la surévaluation sous-jacente de soi ne tiennent pas la route et ont magnifié toutes nos faiblesses de départ. La pensée magique attribuant la victoire de 1804 aux dieux africains a catalysé une dynamique régressive. Le battage orchestré par les charlatans et les forces réactionnaires pervertit les croyances populaires et maintient la population dans l’obscurantisme. On passe de la tradition que « tout pouvoir vient de Dieu » à celle que tout pouvoir vient de Ginen. Une forme de théocratie que le tyran François Duvalier et ses pseudo-idéologues ont martelé dans les esprits en parlant de « dieux tutélaires ». Une logomachie mystificatrice qui atrophie les cerveaux.

 

L’effondrement du corps expéditionnaire avec la victoire de Vertières a été facilitée par plusieurs facteurs. D’abord la fièvre jaune qui décime 80% des soixante dix mille (70 000) hommes arrivés avec l’expédition Leclerc en 1802 et 1803. Ensuite, le blocus des ports de Saint Domingue par la marine anglaise qui empêche tout ravitaillement de l’armée française. Enfin, l’unité des vingt mille insurgés contre cinq mille Français à Vertières avec les dirigeants anciens et nouveaux libres décidés à mourir au lieu de retourner dans l’esclavage comme voulait le rétablir Bonaparte. Rappelons que les généraux mulâtres de l’armée française tels que Rigaud, Pétion, Villatte, Bonnet, Boyer, etc. ont déserté pour rejoindre les insurgés après la déportation de Rigaud en France en 1802 par Leclerc [4].

 

Rappelons également que les généraux noirs de l’armée de Toussaint Louverture se sont rendus à Leclerc en 1801 et que Dessalines a été le boucher des noirs insurgés qui n’ont jamais déposé les armes contre les Français. Rappelons enfin que ce sont les soldats cultivateurs Lamour Dérance, Courjolles, Sans Souci, Macaya, Romaine la prophétesse, Mavouyou, Va-Malheureux, Petit-Noël Prieur, Gingembre Trop Fort, etc. qui ont été les vrais artisans de l’indépendance nationale, contrairement à ce que les manuels d’histoire écrits par les élites et leurs représentants racontent en les qualifiant vulgairement de « chefs de bande ».

 

Le lien social est cassé dès le départ par nos aïeux qui repoussent l’interdépendance des dirigeants et des masses. Comme l’écrit le philosophe François Flahault, « la coexistence des êtres a précédé leur existence individuelle. Sans les relations qui se sont développées entre eux, jamais la personne humaine n’aurait pu émerger [5]. » Nos chers aïeux reproduisent l’ensemble des représentations et des valeurs de la société coloniale. Il faut insister là-dessus. Face au mulatrisme se réclamant du racisme blanc, la société haïtienne commence avec le resserrement de la raison. D’un côté, c’est l’instauration avec Louverture et Dessalines du caporalisme agraire qui prend pour l’élite noire une partie des huit mille (8000) plantations abandonnées par les colons. De l’autre, ce sont leurs concurrents de l’élite mulâtre (Pétion, Boyer) qui veulent tirer le drap de leur côté en réclamant également une partie de ces mêmes plantations.

 

En devenant « domaines de l’État », depuis lors, ces terres sont l’objet de toutes les cupidités, convoitises et de toutes les corruptions. L’imbroglio haïtien part de là ! Notre pèlin-tête est l’absence d’amour et de fraternité consacrée dans l’assassinat de Dessalines le 17 octobre 1806. Acte criminel qui dérègle la société dans ses fondements et qui cimente l’impunité en honorant les assassins pendant quarante (40) ans. La dérive autoritaire et les atrocités se poursuivent sans le moindre souci. Le cercle vicieux de la bêtise et de la répression tourne tout seul sur lui-même. La lutte contre l’intelligence est sacralisée. Qu’on se le dise : la conscience de la situation des masses de cultivateurs n’existe pas pour les élites noire et mulâtre. Se mim pimpim lan ! Les élites rejettent l’idée fondamentale qui veut qu’« Il faut en passer par les autres pour être soi » [6].

 

La question de l’idéologie raciale de nos origines est d’une grande importance dans les dérives subséquentes. La révolution haïtienne de 1804 est le produit le plus avancé de la tradition des Lumières contre l’esclavage. Un mouvement qui a eu des gens de toutes les couleurs, c’est-à-dire des blancs, des mulâtres et des noirs. Malheureusement, après avoir réussi et signé l’Acte de l’indépendance de 1804 avec 37 personnes dont 23 mulatres, 13 noirs et un blanc (le nommé Mallet di bon blan), les dirigeants haïtiens ont régressé dans l’archaïsme et les idées racistes réactionnaires. Après la déclaration stupide de Boisrond Tonnerre sur « la peau d’un blanc pour parchemin …. », c’est le massacre des français de 1804 ordonné par Dessalines, et enfin c’est la Constitution de 1805. À ce propos, nous avons écrit :

 

« Les articles 12, 13 et 14 de la Constitution de 1805 déclarant que tous les Haïtiens sont noirs, (y compris les Polonais, Allemands et les Françaises qui n’ont pas été assassinées) consacrent le refus de la diversité et du pluralisme ethnique. Le noirisme tourne le bâton abusif de la classification des signes et des perceptions dans l’autre sens et pratique une exclusion subjective mais aussi objective des mulâtres et des blancs. En voulant attaquer les valeurs dominantes sur le plan esthétique, le noirisme fissure à nouveau la société déjà fragilisée par le racisme international et son pendant local le mulâtrisme. Les articles 12, 13 et 14 de la Constitution de 1805 en voulant dire la couleur de la peau ne proposent pas une réappropriation du monde basée sur la réalité. Ces articles reflètent une incompréhension du fonctionnement de l’imaginaire collectif [7]. »

 

La marche arrière inaugurée par le noirisme aliène les blancs progressistes et révolutionnaires qui ont lutté aux cotés des noirs et des mulâtres pour aboutir à l’indépendance. C’est le cas avec les soldats polonais qui ont déserté l’armée française. Comme l’indique la correspondance du capitaine polonais Dareswki au général polonais Dabrowski [8], en date du 16 août 1803, 30 fusiliers polonais de la troisième demi-brigade française ont rejoint Dessalines et sont devenus après 1804 sa garde d’honneur. C’est aussi le cas avec les Allemands de Bombardopolis et même avec certains Français qui avaient déserté les troupes de Leclerc. La malédiction de la couleur affecte aussi les Haïtiens qui étaient très clairs de peau et qui subissaient le même ostracisme.

 

Le cas pertinent alors est celui de Desrivières Chanlatte. « La pureté noire devient l’essence à partir de laquelle la connaissance de l’Haïtien est possible. Loin d’être une préoccupation d’ordre philosophique, la couleur de la peau noire intervient subrepticement ou brutalement dans la vie quotidienne pour qualifier ou disqualifier la nationalité d’un individu. Desrivières Chanlatte, qui avait la couleur d’un Blanc, fut écarté par le général Henry Christophe. Délit de faciès. Son frère Juste Chanlatte, Secrétaire d’État sous le gouvernement de Dessalines, s’en offusqua et écrivit le 28 mai 1805 les mots suivants au général Henry Christophe. "Je ne puis, Citoyen Général, que vous manifester mon mécontentement pour avoir confondu mon frère avec les blancs criminels. Vous devez savoir sa participation dans la guerre que nous avons faite. À ce titre, il est et demeure Haytien selon les termes de la Constitution que je vous rappelle ici, et doit être traité comme tel" [9]. »

 

Au fait, les blancs progressistes sont devenus des citoyens de seconde zone n’ayant pas les mêmes droits que les autres Haïtiens dans la conduite des affaires publiques. Tandis que la grande majorité de la paysannerie était placée en citoyens de troisième zone, complètement exclus de la vie nationale. Née sans tête ou encore née la tête en bas, Haïti développe une haine contre l’intelligence dans la bonne tradition coloniale esclavagiste qui empêchait la création d’écoles dans la colonie. On rentre dans un comportement maladif, pathologique, qui bloque toute reconstruction de notre façon de connaître. (à suivre)

 

- Leslie Péan est économiste, écrivain

 

[1] Frankétienne, D’un pur silence inextinguible : premier mouvement des métamorphoses de l’oiseau schizophone, Vent d’ailleurs, 2004, p. 13.

[2] Le philosophe Marcel Gilbert a développé ce concept dans le fascicule intitulé La Patrie haïtienne : De Boyer Bazelais à l’unité historique du peuple haïtien, Imprimerie des Antilles, Brazzaville/Port-au-Prince, 1985-1986.

[3] Leslie Péan, « De Vertières à ce jour en passant par le Pont Rouge (1 de 4) », texte en 4 parties, AlterPresse, 12 novembre 2013.

[4] Leslie Péan, « La semaine Dessalines : Le mauvais chemin pris par Haïti dans l’histoire (3 de 7) », AlterPresse, 16 octobre 2015.

[5] François Flahault, Le Crépuscule de Prométhée - Contribution à l’histoire de la démesure humaine, Paris, Fayard/ Mille et une nuits, p. 102.

[6] Ibid.

[7] Leslie Péan, « État de droit et Pouvoir exécutif », Rencontre, no 28-29, Mars 2013, p. 23.

[8] « Darewski to Dabrowski » 16 August, 1803, Archives Dabrowski, Varsovie, cité dans Jan Pachonski and Reuel K. Wilson, Poland’s Caribbean Tragedy : A Study of Polish Legions in the Haitian War of Independence 1802-1803, Boulder Colorado, 1986, p. 335.

[9] Leslie Péan, Aux origines de l’État marron en Haïti 1804-1860, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, Haïti, 2009, p. 269.

 

Source: AlterPresse, 19 novembre 2015

http://www.alterpresse.org/spip.php?article19232#.VldU_15lGyc

https://www.alainet.org/fr/articulo/173854
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