Les responsabilités haïtiennes dans les occupations américaines (2 de 2)

07/08/2015
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Le président Dartiguenave est tiraillé car les Américains font pression pour la signature immédiate de la Convention leur conférant tous les pouvoirs. D’où le replâtrage du premier cabinet ministériel deux mois plus tard avec le remplacement des ministres démissionnaires Pauléus Sannon des Relations Extérieures par Louis Borno et Antoine Sansaricq aux Transports par Paul Salomon. Les « collabos » ratifient la Convention le 18 novembre 1915. La machine installée tourne à l’aveugle. C’est le départ de Constantin Mayard du Ministère de l’Intérieur le 15 mai 1916 et son remplacement par Barnave Dartiguenave, frère du Président. Le bateau haïtien a été mis en bouteille et ne connaît plus d’escale, malgré le sénateur Moravia Morpeau, trésorier de L’Union Patriotique, qui a dénoncé « l’inconstitutionnalité de la convention américano-haïtienne » dans son célèbre discours au Sénat le 11 Novembre 1915.

 

Déjà, la tyrannie américaine s’attaque jusqu’à la capacité de penser de la classe politique des « collabos ». Au lendemain du 28 juillet 1915, les marines américains embrigadent l’ex-président Légitime et l’envoient avec une délégation dans le Nord annoncer à Rosalvo Bobo qu’il doit aller aux urnes. La boucle est bouclée avec l’obligation imposée à Rosalvo Bobo de soutenir celui qui lui a volé sa victoire militaire. Notre abîme réside justement dans notre incapacité à développer avec cette réalité des rapports permettant de la dépasser pour freiner le triomphe de l’insignifiance. Certains des « collabos » par la suite, comme ce fut le cas pour le clergé breton, changèrent d’opinion et appuieront les nationalistes en 1929, à la veille de leur extraordinaire victoire aux élections de 1930.

 

L’émergence politique des classes moyennes

 

Jacques Roumain critique ainsi l’état d’esprit des nationalistes à leur arrivée au pouvoir : « De 1913 à 1930, la bataille contre l’Occupation et ses sous-¬ordres haïtiens se livre, incessante malgré les massacres, les matraquages, les incarcérations. Elle atteint en 1930 son point culminant. […] Les masses, puissants leviers, hissent les nationalistes au pouvoir. Avec l’arrivée au pouvoir des Nationalistes commence le procès de décompo¬sition du nationalisme. L’explication de ce phénomène est simple : par la base, mouvement anti-impérialiste, donc anticapitaliste ; par le haut, mouvement opportuniste d’un état-major petit-bourgeois et bourgeois ; [...] Le mouvement nationaliste fut incapable de remplir ses promesses, parce que les promesses du nationalisme bourgeois se heurtaient dès la prise du pouvoir, à ses intérêts de classe, et se révélaient une duperie électorale [1] . »

 

Les nationalistes des classes moyennes aux âmes à double fond activées par des ressorts secrets se révèlent de véritables fascistes dès qu’ils ont la moindre parcelle de pouvoir. Ce sont les Sténio Vincent, Élie Lescot, Dumarsais Estimé, Paul Magloire, Antonio Kébreau, François Duvalier, etc., des zombificateurs patentés, aux âmes égarées, experts en travestissements multiples, qui ont investi l’imaginaire populaire avec un discours populiste qui garde un fol attrait. La capacité de métamorphose de cette engeance de malheurs ne cesse d’égarer Haïti dans des voies trompeuses. Décidés à faire du monde haïtien un repère de bakoulou et de tikoulout, ces fascistes exploitent le divertissement, la sorcellerie et les fumisteries pour priver les esprits de la connaissance et empêcheront Haïti de sortir même en l’an 3015 des ornières de la misère, de l’injustice et de l’ignorance.

 

L’ouverture du paysage politique commencée en 1946 s’inscrit dans la stratégie de charme de l’occupation américaine qui a envouté les classes moyennes et abouti aux tontons macoutes. Des faits parlants d’eux-mêmes sont l’offre d’une base navale aux Américains faite par le président François Duvalier [2], d’abord en 1959, puis comme l’indique le New York Times [3] en 1961 et le retour des marines américains en Haïti avec la mission militaire américaine [4] du colonel Heinl de 1959 à 1963. Duvalier nage dans les mêmes eaux puantes que le président noiriste Lysius Félicité Salomon jeune qui avait offert le Môle Saint Nicolas aux Américains [5] en deux occasions, d’abord le 29 mai 1883, puis le 8 novembre 1883.

 

Les noiristes manipulant les classes moyennes ont présenté les tares de la minorité mulâtriste comme le mal absolu, face au reste de la population. Ils ont épousé le fascisme et accouché du régime de François Duvalier qui a changé la Constitution et imposé son cancre de fils de 19 ans comme modèle pour dévoyer la jeunesse. Dans le tourbillon de la danse de folie du jean-claudisme, des millionnaires noirs ont été créés parallèlement à l’appauvrissement général engendré par l’installation d’entreprises d’assemblage sur des terres agricoles. Comme l’expliquait en 1985, l’agronome et ancien premier ministre Jean-Jacques Honorat, « en bref, l’assemblage a en 10 ans produit 300 millionnaires à Port-au-Prince, 500.000 parias dans les faubourgs de cette ville et 750.000 boat-people s’échappant de tous les points détruits de la périphérie paysanne [6]. »

 

Tout comme le bric-à-brac politique des années 1911-1915 a abouti à la première occupation américaine, après février 1986, les forces paramilitaires associées au narcotrafic ont tout jeté pêle-mêle, semant l’insécurité et la terreur, produisant les massacres enregistrés aux élections du 29 novembre 1987. La gravité du coup d’État de 1991 a zombifié le mouvement populaire, ouvert la porte à toutes les dérives, enlevé la lucidité à plus d’un et encouragé l’amalgame produisant l’occupation américaine de 1994 suivie de celle de 2004 qui dure encore.

 

Les classes moyennes ont émergé avec le même regard errant et les mêmes perspectives archaïques renforçant l’État sauvage. Ce qui fit dire au noiriste repenti Roger Dorsinville en 1990, «  Cette République qui se déglingue de partout, c’est le résultat de trente ans de pouvoir noir  [7]. » Mais les défaillances manifestes du duvaliérisme n’ont pas empêché la continuation des convulsions de ce courant maléfique. Avant même le retour du dictateur Jean-Claude Duvalier sous le gouvernement de René Préval, on a assisté à la création en 2007 de la Fondation François Duvalier à l’occasion du 100e anniversaire de la naissance du tyran.

 

Les croyances stupides des duvaliéristes ne leur permettent pas d’atteindre les hauteurs transcendantales exigées par la moindre éthique. Ne pouvant comprendre leur responsabilité dans le mal qui terrasse Haïti, les barons duvaliéristes, ces « fleurs du mal » pour paraphraser Baudelaire, expriment leur innocence devant la déchéance qu’ils ont produite [8]. Or justement la dégénérescence est toujours en devenir dans le duvaliérisme. En effet, les kidnappeurs, assassins et vendeurs de drogue sont devenus la norme. La vulgarité s’est démultipliée. Après la prestation grotesque du « Petador en chef Michel Martelly » du 26 juin 2015, vite mise en musique par le groupe Vwadèzil, le Président de la République Sweet Micky répond à une femme qui posait une question légitime à Miragoâne le 28 juillet 2015 : « Pute, va te faire prendre derrière le mur ». C’était avant que Le Nouvelliste parle du ras-le-bol de ce chauffeur de taxi qui dit : « Bon, pourquoi ne donnent-ils pas le pays aux Américains ? Cela résoudrait tous nos problèmes une fois pour toutes, mes amis ! » [9]. Nous nageons dans la bêtise et la charogne, sous des formes larvées ou ouvertes. C’est ce qui a permis d’entrer le bateau haïtien dans la bouteille de l’occupant ! Pour l’en sortir, il faudra briser la bouteille. Et pas par un tour de magie !

 

[1] Jacques Roumain, Analyse schématique 32-34, New York, 2005.

 

[2] « US response to Duvalier offer to build submarine bases and training camps in Haiti », Department of State cable. 22 Sep. 1959, Declassified Documents Reference System #CK3100170170168.

 

[3] « Haiti Offers U.S. a Naval Base Site », The New York Times, 8 Apr. 1961, p. 2.

 

[4] Charles T. Williamson, The U.S. Naval Mission to Haiti, 1959-1963, Annapolis, MD, Naval Institute Press, 1999.

 

[5] Rayford Logan, The diplomatic relations of the United States with Haïti 1776-1891, Chapell Hill, University of North Carolina Press, 1941, p. 373-374 et 376.

 

[6] Jean-Jacques Honorat, Haïti : l’Échec – Économie et politique d’un pays mis en lambeaux, Port-au-Prince, Le Natal, 1991, p. 234.

 

[7] Roger Dorsinville, Marche arrière II, Editions des Antilles, 1990, p. 233.

 

[8] Radio Kiskeya, « Mobilisation des duvaliéristes pour le centenaire de l’ancien tyran », Port-au-Prince, 15 avril 2007.

 

[9] Peguy F. C. Pierre, « Un centenaire plus tard, il réclame une nouvelle occupation », Le Nouvelliste, 29 juillet 2015.

 

 

Source: AlterPresse

http://www.alterpresse.org/spip.php?article18625#.VcT-U7V1yyc

https://www.alainet.org/fr/articulo/171607
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